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01, 2021

Vers la «Quatrième République»

Armen Sarkissian
Président de la République d'Arménie


Sur l'inévitabilité de la construction d’un État substantiel

L’opportunité de restaurer l’État arménien a été le rêve de notre peuple depuis maintenant plusieurs siècles. La restauration d’un tel État a émergé non seulement de la nécessité d'avoir un foyer national afin de préserver notre culture, notre identité et notre histoire, mais aussi de la volonté de prendre en main notre destin. Telle était la mission de nos ancêtres, qui face aux épreuves cruelles et sanglantes de l'histoire, ont pratiquement fait l'impossible en préservant nos valeurs et en développant la civilisation arménienne en l'absence d'un État.

Nos ancêtres nous ont laissé un héritage colossal, en espérant que l'héritage que nous transmettrons aux générations futures sera d’une toute autre qualité.

L'histoire des relations internationales témoigne que les petits pays sont souvent victimes des intérêts des grandes puissances, comme cela nous est arrivé sous l'Empire ottoman. Les nations qui ont su analyser, à temps et lucidement, les causes de leurs échecs et souffrances pour travailler à corriger leurs propres erreurs, développer une vision clair et des projets de développement, ont pu créer des États systémiques de haute qualité - capables non seulement de répondre aux besoins internes de leurs citoyens et de les protéger des menaces externes, mais aussi de créer des conditions pour égaler les puissances régionales et même les grandes puissances mondiales, en accordant leurs propres intérêts avec ces derniers ou en devenant dans certains cas de véritables alliés d’importance.

De tels exemples existent, et prouvent qu’en élaborant une politique, une diplomatie et une gouvernance bien réfléchis, un peuple, même s’il est privé de ressources naturelles considérables, peut obtenir d’excellents résultats.

Aujourd’hui nous vivons un nouvel épisode de dépression nationale dans notre histoire, et c’est à nous de décider si nous allons pouvoir la surmonter et sur quelles fondations nous allons construire notre avenir.

Les omissions d'aujourd'hui sont le résultat de problèmes profondément enracinés, accumulés et non résolus au cours des trois dernières décennies et il semblerait que chez chacun de nous, de haut en bas, il n’y ait aucune volonté d'assumer la responsabilité de son propre destin. Et il ne s’agit pas là d’un manque d’autocritique, mais de la nature superficielle de cette dernière. Nous recherchons comme auparavant des points d’appui particuliers, des « sauveurs » sous la forme d'individus ou de pays capables de nous conduire dans la bonne direction, qui nous mèneront à terme à la prospérité et à la sécurité. Dans ces recherches convulsives, nous avons complètement oublié que ce chemin est sous nos yeux et s'appelle la République indépendante d'Arménie.

Notre rêve millénaire s’est réalisé: nous avons enfin notre propre patrie, notre drapeau, notre emblème et notre hymne national. Nous pouvons enfin être arméniens dans un État arménien reconnu par la communauté internationale. Pour la première fois depuis des siècles, les Arméniens n'ont pas perdu de territoires historiques, mais ont réussi à les retourner dans les années 1990 lors d'une guerre provoquée par un adversaire aux ressources bien supérieures aux nôtres. Nous avons pu le faire parce que notre force motrice étaient nos rêves et notre dévouement aux idéaux de la nation. Dotés d'une énergie insensée, chaque arménien, partout dans le monde, avait pris sur lui la charge d'atteindre l'objectif national.

Les événements ultérieurs ont montré à quel point nous sous-estimions ce don de l'histoire. Au lieu de mettre en place des projets de construction étatiques et nationaux basés sur les exemples réussis d’autres petits peuples et pays, nous nous sommes davantage concentrés sur l'imitation. La base d’un système immunitaire interne, un système efficace d'administration publique fondé sur un véritable répartition des responsabilités entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire, n'a pas été fondée. C'est ce modèle qui façonne la société et éduque le Citoyen: la valeur fondamentale de tout gouvernement. Un tel citoyen peut prendre conscience de l’importance de pouvoir voter et d’être élu. Et surtout, un tel citoyen sera responsable pour lui-même, son environnement et pour le choix auquel fait face son pays. L'absence de ces systèmes est un luxe superflu pour des pays dans des conditions géographiques limitées et difficiles.

Au cours des dernières années, nous n'avons pas réalisé un inventaire pan-arménien pour comprendre ce qui est, par exemple, la véritable base en matière de ressources pour le développement à long terme de modèles pour l'économie, la haute technologie, le complexe militaro-industriel, la science, l'éducation et la santé. C'est pourquoi nous n'avions pas de vraies stratégies d’importance vitale pour notre politique étrangère et de défense, pour la sécurité démographique, d’information et alimentaire. Après avoir acquis notre indépendance, nous ne l'avons pas rendu substantielle.

Pas besoin d’aller bien loin pour en avoir l’exemple. En 1994 nous avons libéré l'Artsakh, et jusqu'au 27 septembre 2020 nous n'avions pas de vision claire pour son avenir politique. Il n'y avait qu'une stratégie diplomatique pour empêcher une nouvelle guerre, qui était condamnée à l'échec dès le début. Pendant vingt ans, notre adversaire a insisté sur le fait qu'il ne permettrait pas la création d'un deuxième État arménien dans le Caucase, a acquis des armes modernes, s'est engagé dans un lobbying international actif et a établi des réseaux d'influence à travers le monde dans un seul but. Pourquoi? La question est rhétorique car la réponse est on ne peut plus claire.

Nous avons perdu au moment où nous avons considéré la mission de retourner l'Artsakh comme achevée. Nous n'avons pas accordé suffisamment d'attention aux véritables garanties du développement et du renforcement de l'Artsakh - la croissance démographique (le nombre de la population de l'Artsakh est resté le même au cours des trois dernières décennies), et le perfectionnement des stratégies militaires, des mises à niveau des armes et de l'équipement. Nous nous sommes affaiblis et avons continué à vivre comme s'il n'y avait plus de grands défis à relever ou de menaces à neutraliser. Bien sûr, la victoire dans la guerre d'Artsakh est devenue une partie intégrante de notre identité, et il est évident que la conséquence la plus terrible aujourd'hui est la crise de la perception de soi. L'arménien se réveillait, vivait, travaillait et s’endormait avec la certitude qu'il faisait partie d'une nation victorieuse. A présent en quête d'une réponse, il se demande: « Qui suis-je maintenant? »

Nous avons perdu la guerre de l'information, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Depuis des années, nous ne disions que ce qu'on voulait entendre et non ce qu'était la réalité. Les mensonges, voir la déformation de la réalité, étaient partout, menaçant la sécurité nationale. Dans cette fausse réalité, notre État semblait organisé, l'économie et la science progressistes, l'armée forte, notre société démocratique, la presse libre, mais la réalité était complètement différente. Nous avons seulement réussi à nous tromper nous-mêmes, en signant ainsi d'avance sous le document de la défaite.

Il faudra beaucoup d'efforts, de volonté et de courage pour regarder dans les yeux de la réalité amère pour nous débarrasser de ce fardeau.

Nous sommes dans une situation difficile, mais en aucun cas nous ne pouvons permettre à l'Arménie, à l'Artsakh et à la Diaspora de se considérer vaincus.

Il y a une règle d'or en politique pour tous les temps - ne jamais dire jamais. Oui, aujourd'hui nous avons échoué sur le champ de bataille et sur le front extérieur, et le gouvernement actuel doit être tenu responsable pour ces échecs. Cependant, d'autres défis nous attendent, tant au niveau national qu'international. Afin de préserver notre souveraineté et l'élever fondamentalement à un nouveau niveau, nous devons mettre de côté nos émotions et commencer avant tout un travail difficile, désagréable, mais nécessaire, sur nous-mêmes.

Aujourd'hui, nous (et en premier lieu le gouvernement qui a pris des responsabilités devant ses propres citoyens et des arméniens du monde) devons reconnaître l'existence d'une profonde crise politique, économique, sociale et psychologique. Les citoyens ont le droit légitime et moral d'exiger des réponses concrètes, substantielles et opportunes concernant la résolution de cette crise auprès des membres de l'Assemblée nationale qu’ils ont élus, du gouvernement et du Premier ministre.

Le Président de la République a également son rôle et sa responsabilité.

La division de la société peut avoir des conséquences catastrophiques, de ce fait le peuple et le pays ont besoin d'une cure. La seule prescription logique et civilisée, ce sont les élections anticipées, dans des délais raisonnables et avec les amendements nécessaires au Code électoral et à la Constitution, qui permettront de démarrer le véritable processus de construction de l'État d’une nouvelle page. D'ici là, un gouvernement d'accord national doit être formé avec l’aide de l'institution du Président, l'une des branches légitimes, équilibrées et impartiales du pouvoir. Je vois la mission principale de ce gouvernement dans la réalisation de trois objectifs.

Premièrement, l'élimination des conséquences immédiates de la guerre: le retour de tous les prisonniers, otages et personnes déplacées, les traitements et les soins appropriés pour les blessés, la réparation des maisons et des appartements détruits et le retour à des conditions de vie normales pour ceux qui sont restés sans foyer.

Deuxièmement, la mise en place et la mise en œuvre d'une feuille de route pour sortir le pays de la crise politique et économique.

Troisièmement, dans un délai raisonnable, la réforme du cadre normatif-juridique afin de créer les conditions nécessaires pour les élections à venir, c'est-à-dire les amendements au Code électoral, à la loi sur les partis et, bien entendu, à la Constitution. Pour ce faire, le gouvernement devrait être composé de professionnels et d'experts spécialisés dans des domaines spécifiques.

Je le répète, il ne faut pas chercher de « sauveurs de la nation » ou des personnalités exceptionnelles, le pays doit être gouverné par des institutions, un système de freins et de contrepoids doit fonctionner entre les branches du pouvoir, tous les citoyens, sans exception, doivent respecter la loi et la suivre. Sinon, nous nous retrouverons dans des crises permanentes.

La Loi avec une majuscule et le fait de la suivre, c’est la base de toute société saine et de tout État fort, gage de développement et de continuité. C'est sur cette base que notre culture politique doit se construire. Il n'y a pas d'autre formule pour construire un État solide et stable.

Dans un système parlementaire, l'institution du Président a une apparence extérieure symbolique ou formelle, mais intérieurement, elle peut être une bouée de secours face à toute crise politique. En tant que chef d’État et responsable du suivi de la Constitution, l'institution du Président peut devenir la plate-forme irremplaçable où les solutions constitutionnelles et les mécanismes pour surmonter la crise seront formés à travers le dialogue. Alors se pose la question, notre Constitution est-elle parfaite ? Il n’y a qu'une réponse - non, comme la constitution de n'importe quel pays. Il y a des débats incessant dans le monde entier sur la modification des lois fondamentales de chaque pays. En tant que citoyen de la République d'Arménie, j'ai mon avis sur les lacunes de notre Constitution, mais en tant que Président de la République, je suis obligé de suivre la loi à la lettre. Nous pouvons céder aux émotions, mais toutes les demandes politiques doivent être satisfaites dans le cadre de la loi.
La "Troisième République" d'Arménie appartient au passé, nous sommes confrontés à une nouvelle réalité qui nous rend très lucides, responsables et déterminés. La négligence nationale, la désorganisation, le désordre et l'incohérence, les faux agendas, idées et approches qui nous ont accompagnés ces dernières décennies doivent être jetés dans les archives de l'histoire.

Malheureusement, à ce jour, l'Arménie et le monde armenien n'ont pas encore saisi l’ampleur réelle, les causes et les conséquences de l’événement dramatique qui a eu lieu. Nous devons comprendre qu'une nouvelle page de l'histoire commence pour nous, avec de nouveaux défis, et cette fois avec un impératif exceptionnel de ne pas commettre d'erreur, d'agir avec compétence et professionnalisme.

Appelez cette page - « Nouvelle page », « Redémarrage », « Nouveau départ », « Quatrième République » ou autre, peu importe, la réalité est que nous entrons dans une nouvelle phase de l'histoire.

Après le choc national provoqué par la guerre et la phase de transition obligatoire, nous devons entreprendre la construction d'un nouvel État, que nous appelons conditionnellement la « Quatrième République » dans cet article.

En 2018, le changement de gouvernement aurait pu être le début d'une nouvelle étape de notre histoire, il y avait suffisamment de motifs pour la mobilisation, l'enthousiasme et le soutien populaire, mais il est devenu la fin de l'étape précédente sans offrir de nouvelle idéologie.

La défaite lors de la dernière guerre a été la défaite de ce système, et non la défaite du soldat, du peuple et de la nation.

La «Quatrième République» doit devenir la nouvelle base idéologique, conceptuelle et substantielle de notre peuple. L'accent sera mis sur la qualité de l'Etat, qui nécessite une réforme radicale du système de relations avec nos compatriotes dans le monde entier. Les perceptions géopolitiques, la politique, l'économie, la sécurité, le complexe militaro-industriel, la médecine, la science et l'éducation sont créés par des individus, et aujourd'hui nous avons un besoin urgent des meilleurs spécialistes.

Il ne manque pas d'arméniens éminents et il y en a toujours eu, nous devons simplement arrêter d'être simplement fiers de leur existence, mais en faire une partie de la réalité de notre d'État. Pour cela, il suffit de supprimer les « murs de Berlin » artificiels (qui sont présents dans les pages de la Constitution et les lois) entre l'Arménie et ses communautés. Ayant beaucoup d'expérience dans la communication avec notre diaspora, je peux affirmer avec confiance qu'il existe un potentiel énorme. Je répète que pour découvrir et utiliser correctement ce potentiel, nous avons besoin d’une approche systémique de l’État et d’une bonne gouvernance.
Une tâche laborieuse nous attend, mais je ne doute pas de notre succès ultime. Le plus important c’est que chacun y croit et y participe dans les limites de ses capacités pour nous rapprocher de ce jour.

Nous n'avons pas le temps ou le luxe de faire de longues réflexions. Le moment est venu de prendre des actions pragmatiques, rapides et efficaces pour devenir un pays moderne, efficace, discipliné et organisé, bâti sur les bases des nouvelles technologies et de d’une nouvelle pensée, l'ARMÉNIE DU FUTURE, prête à relever les défis du 21ème siècle.

Quels chemins à emprunter pour y arriver, on en parlera après.


 

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